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10 juin 2020Lettres et allocutions

Lettre au Président de la Commission des finances publiques sur la conformité à la Charte du Projet de loi n° 61 visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire

La Commission commente le Projet de loi 61 et relève les dispositions qui portent atteinte à plusieurs droits protégés par la Charte, dont le droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité qui est intimement lié au droit à la vie, à la sûreté et à l’intégrité de sa personne, le droit au respect de sa vie privée, le droit à la jouissance paisible de ses biens, le droit à l’égalité, ainsi que le droit à l’information.

Le 10 juin 2020

Monsieur Jean-François Simard
Président
Commission des finances publiques
Édifice Pamphile-Le May
1035, rue des Parlementaires, 3e étage
Québec (Québec) G1A1A3
cfp@assnat.qc.ca

Objet : Conformité à la Charte du Projet de loi n° 61, Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19

Monsieur le Président,

La Charte des droits et libertés de la personne confie à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse le mandat de relever les dispositions des lois et des règlements du Québec qui lui seraient contraires et de faire les recommandations appropriées[1]. C’est à ce titre que la Commission commente le présent projet de loi[2].

Plusieurs droits de la Charte sont susceptibles d’être compromis par ce projet de loi. Il est cependant difficile, vu la portée du projet de loi dans le temps et les différents sujets touchés, d’en établir une liste exhaustive.

Néanmoins, les dispositions modifiant les règles d’expropriation[3] entraînent un risque d’atteinte au respect de la vie privée et au droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, protégés par les articles 5 et 6 de la Charte. L’impossibilité de contester les décisions d’expropriation[4], incluant l’arrêt des recours déjà entamés en lien avec le prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal[5], est aussi susceptible de porter atteinte au droit à une audition publique et impartiale de sa cause, protégé par l’article 23 de la Charte.

Les dispositions d’exception permettant de suspendre l’application de dispositions législatives en matière environnementale[6] sont quant à elles susceptibles de porter atteinte au droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité (art. 46.1 de la Charte) qui est intimement lié au droit à la vie, à la sûreté et à l’intégrité de sa personne (art. 1), au droit au respect de sa vie privée (art. 5), au droit à la jouissance paisible de ses biens (art.6), au droit à l’égalité (art. 10), ainsi qu’au droit à l’information (art. 44)[7].

La Commission soulignait d’ailleurs récemment l’importance du droit à l’information pour assurer le plein exercice du droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité[8]. Or, l’exemption de plusieurs projets des processus et des procédures de consultation[9] prévus à Loi sur la qualité de l’environnement[10] ainsi que l’accélération de la publication des règlements[11] à ce sujet sont de nature à faire obstacle au droit à l’information, consacré à l’article 44 de la Charte.

La Commission remarque en outre qu’aucune reddition de compte sur les impacts environnementaux n’est prévue par le projet de loi[12].

De plus, la dégradation de l’environnement risque d’affecter particulièrement les droits de plusieurs groupes visés par des motifs prohibés de discrimination[13]. Or, ce sont, dans plusieurs cas, ces mêmes groupes qui sont particulièrement touchés par la pandémie de la COVID-19[14]. Le Secrétaire général des Nations Unies soulignait à cet égard l’importance de rebâtir des économies fondées notamment sur des principes de développement durable[15].

Il est aussi possible de penser que la prolongation de l’État d’urgence sanitaire pour une durée prolongée[16] pourrait entraîner des atteintes à divers droits de la Charte, en raison, notamment, des pouvoirs exceptionnels prévus par la Loi sur la santé publique[17] et à leur application par les corps policiers. Pensons, par exemple, au droit à la liberté de sa personne (art. 1 de la Charte), au droit au respect de sa vie privée (art. 5) ou au droit à l’inviolabilité de la demeure (art. 7).

Rappelons qu’en l’absence d’une dérogation expresse, la Charte demeure pleinement applicable, même en contexte d’urgence, et que ses articles 1 à 38 ont prépondérance sur toute loi[18].

Les droits de la Charte pourront cependant, suivant les circonstances, faire l’objet de certaines limitations, encadrées par la Charte et le droit international[19].

À cet effet, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, dans ses principes directeurs concernant la COVID-19, rappelait qu’en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[20], « il est possible de prendre des mesures d'urgence en cas de menace grave, mais les mesures visant à limiter les droits de l'homme doivent être proportionnelles au risque identifié, nécessaires et mises en œuvre de manière non discriminatoire. Elles doivent donc avoir un but et une durée déterminés, et constituer l'approche la moins intrusive possible pour protéger la santé publique »[21]

De manière similaire, pour qu’une limitation des droits fondamentaux soit justifiée conformément à l’article 9.1 de la Charte[22], il importe de démontrer, dans un premier temps, qu’elle poursuit des objectifs urgents et réels. Dans un second temps, il faut établir que les moyens choisis pour atteindre ces objectifs leur sont rationnellement liés et qu’ils sont proportionnels. Ils doivent ainsi porter le moins atteinte possible aux droits touchés et les effets bénéfiques des mesures doivent l’emporter sur les effets négatifs appréhendés sur les droits.

En l’espèce, il est possible que les atteintes aux droits soient justifiables dans le contexte exceptionnel que nous connaissons aujourd’hui. Cependant, la portée large, à visée préventive, et l’application prolongée dans le temps du projet de loi pourraient amener un tribunal à considérer que la restriction aux droits ne répond pas aux critères de justification établis par la jurisprudence et le droit international.

Rappelons[23] que la jurisprudence a établi qu’une « mesure dont le seul objectif est d’ordre financier et qui porte atteinte à des droits garantis par la Charte ne peut jamais être justifiée »[24] et que les « garanties de la Charte seraient certainement illusoires s’il était possible de les ignorer pour des motifs de commodité administrative »[25]. De la même manière, la Cour suprême a précisé que les tribunaux ne doivent pas faire preuve d’une déférence indue face à des mesures justifiées par des restrictions budgétaires[26].

Ainsi, s’il est essentiel de prendre en compte le contexte unique que nous connaissons, il importe de rappeler que même dans les circonstances exceptionnelles d’une épidémie[27], la limitation des droits doit faire l’objet d’un examen attentif conformément au test applicable en vertu de l’article 9.1 de la Charte.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma considération distinguée.

Philippe-André Tessier
Président

 

c.c.:
M. Christian Dubé
Ministre responsable de l’Administration gouvernementale et président du Conseil du trésor
cabinet@sct.gouv.qc.ca

Mme Sonia LeBel
Ministre de la Justice
ministre@justice.gouv.qc.ca

Mme Stéphanie Pinault-Reid
Secrétaire, Commission des finances publiques
cfp@assnat.qc.ca

 

[1] RLRQ, c. C-12, art. 71 al. 2 (6°) et 56, al. 3 (ci-après « Charte »).
[2] Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19, projet de loi n° 61, présenté le 5 juin 2020, 1re sess., 42e légis. (Qc.), ci-après « projet de loi ».
[3] Aux articles 6 à 13 du projet de loi, par exemple.
[4] Art. 6, par. 2 du projet de loi.
[5] Art. 42 et 43 du projet de loi.
[6] Art. 15 du projet de loi.
[7] Voir la lettre adressée à M. Pierre Baril par la Commission le 12 mai 2020, « Commentaires concernant le projet de Règlement sur l’encadrement d’activités en fonction de leur impact sur l’environnement » [En ligne.] https://cdpdj.qc.ca/Publications/LETTRE_reglement_environnement.pdf.
[8] Id.
[9] Voir notamment les articles 15 à 19 du projet de loi.
[10] RLRQ, c. Q-2.
[11] Art. 48 du projet de loi.
[12] Art. 29 du projet de loi.
[13] Sophie THÉRIAULT et David ROBITAILLE, « Les droits environnementaux dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec : Pistes de réflexion », (2011) 57-2 R. D. McGill 211, p. 254-255.
[14] La Commission a fait récemment plusieurs interventions à ce sujet : https://cdpdj.qc.ca/fr/COVID-19/Pages/infos.aspx.
[15] Secrétaire général des Nations Unies, “Secretary-General's remarks to Extraordinary Inter-Sessional Summit of the Organization of African, Caribbean and Pacific States” (3 juin 2020) [En ligne]: https://news.un.org/en/story/2020/06/1065562. Le Québec est signataire de l’Engagement de Paris : Ministère des relations internationales et la francophonie, « Ententes et engagements, 2015-A-16 » [En ligne] : http://www.mrif.gouv.qc.ca/Document/Engagements/2015-A16.pdf.
[16] Art. 31 du projet de loi.
[17] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S-2.2.
[18] Article 52 de la Charte.
[19] Voir notamment, sur les restrictions aux droits en cas d’urgence : Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « COVID-19 : les États ne doivent pas abuser des mesures d’urgence pour réprimer les droits de l’homme – Experts de l’ONU », 16 mars 2020 [En ligne]. https://www.ohchr.org/fr/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=25722&LangID=f
[20] Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 11.
[21] Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « Principes directeurs concernant la COVID-19 : Mesures d’urgences », [En ligne]. https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/COVID19Guidance.aspx Plus généralement, voir aussi : Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 29 - États d’urgence (art. 4), adoptée le 24 juillet 2001, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 [En ligne]. https://undocs.org/fr/CCPR/C/21/Rev.1/Add.11
[22] Les critères établis en vertu de l’article 1er de la Charte canadienne ont été jugés applicables à l’article 9.1. de la Charte québécoise. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, Ford c. Québec (procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.
[23] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Avis de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse à la Commission de révision permanente des programmes, 2014 (Cat. 2.100.3) [En ligne.] https://cdpdj.qc.ca/Publications/avis_revision_programmes.pdf
[24] Renvoi relative à la rémunération des juges de la Cour provinciale de L’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 284.
[25] Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, par. 70; cité dans Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. Newfoundland and Labrador Assn. of Public and Private Employees (N.A.P.E.), [2004] 3 R.C.S. 381, par. 66.
[26] Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. Newfoundland and Labrador Assn. of Public and Private Employees (N.A.P.E.), id., par. 64.
[27] Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, par. 85.