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19 avril 2022Lettres et allocutions

Lettre sur le Projet de loi n° 28, Loi visant à mettre fin à l’état d’urgence sanitaire

PAR COURRIER ÉLECTRONIQUE

Le 19 avril 2022


Monsieur Luc Provençal
Président
Commission de la santé et des services sociaux
Hôtel du Parlement
1045, rue des Parlementaires
RC, Bureau RC 111
Québec (Québec) G1A 1A4
Luc.Provencal.BENO@assnat.qc.ca

Objet : Projet de loi n° 28, Loi visant à mettre fin à l’état d’urgence sanitaire

Monsieur le Président,

Nous avons pris connaissance du projet de loi n° 28, Loi visant à mettre fin à l’état d’urgence sanitaire déposé le 16 mars 2022 et des amendements proposés par le ministre de la Santé et des Services sociaux. Nous estimons nécessaire de vous faire part de nos commentaires quant à leur conformité avec les droits et libertés garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[1].

L’objectif principal du projet de loi est de faire en sorte que certaines mesures adoptées durant la déclaration d’urgence sanitaire demeurent en vigueur après sa fin, et ce, jusqu’au 31 décembre 2022[2]. Le non-respect des mesures sanitaires ainsi reconduites est passible d’amendes dont le montant peut être doublé en cas de récidive[3].

La version initiale du projet de loi telle que déposée par le gouvernement ne permettait qu’une lecture très partielle puisqu’il n’indiquait pas les mesures qui demeureraient en vigueur une fois la loi adoptée. C’est seulement le 31 mars, soit au premier jour des consultations particulières, que le ministre a déposé un amendement faisant état de la liste de ces arrêtés ministériels. Il s’agit de cinq arrêtés en date du 31 mars 2022, qui consolident lesdites mesures[4].

Rappelons qu’en février 2021, le président de la Commission adressait à M. Jolin-Barrette, leader parlementaire du gouvernement et ministre responsable de la Réforme parlementaire, une lettre dans laquelle il rappelait la nécessité d’un débat démocratique et transparent quand les droits de la personne sont susceptibles d’être affectés par les projets de loi débattus. Il ajoutait :

« La possibilité de faire valoir son point de vue dans le cadre du processus législatif participe des droits à la liberté d’expression et à l’information, tous deux garantis par la Charte des droits et libertés de la personne.

D’une part, le débat démocratique est une valeur protégée par la liberté d’expression. L’étape de la consultation permet de bonifier ce débat, notamment par la mise en lumière des besoins réels des personnes ou organismes concernés.

D’autre part, par leur caractère public, les consultations augmentent la transparence des débats démocratiques, ce qui contribue à la mise en œuvre du droit à l’information. Ce dernier constitue un prérequis à l’exercice des droits démocratiques. »[5] [Renvois omis.]

En l’espèce, le procédé législatif choisi ainsi que le dépôt et l’adoption, le jour même du début des consultations, de la liste des arrêtés maintenus en vigueur ont compliqué l’analyse de la conformité du projet de loi avec les dispositions de la Charte.

En vue de permettre à la Commission d’assumer pleinement sa responsabilité de relever les dispositions des lois qui seraient contraires à la Charte et de faire les recommandations appropriées[6] et de donner l’occasion aux autres personnes et organismes qui désirent commenter le projet de loi de le faire en pleine connaissance de cause, il aurait été préférable que les mesures maintenues en vigueur aient fait partie du projet de loi tel que présenté initialement.

L’effet du projet de loi n° 28 sur le droit au respect de sa vie privée nous préoccupe également. En effet, l’article 4 du projet de loi autoriserait le ministre à « ordonner à toute personne, ministère ou organisme de lui communiquer ou de lui donner accès immédiatement à tout document ou à tout renseignement en sa possession nécessaire pour la protection de la santé de la population en lien avec la pandémie de la COVID-19, même s’il s’agit d’un renseignement personnel ou d’un document ou d’un renseignement confidentiel ».

Cette disposition reproduit et prolonge le pouvoir dont dispose le gouvernement ou le ministre, s’il a été habilité, au cours de l’état d’urgence sanitaire en vertu de la Loi sur la santé publique[7].

Certes, le droit au respect de sa vie privée n’est pas absolu. D’une part, la personne concernée peut valablement y renoncer. Pour être valide, une renonciation aux droits et libertés protégés par les chartes doit cependant être « claire, non équivoque, éclairée, libre et volontaire puisqu’elle ne saurait se présumer »[8]. Or en l’espèce, le consentement des personnes concernées par les renseignements ne serait pas requis.

D’autre part, la Charte prévoit à son article 9.1 la possibilité de justifier une atteinte aux droits et libertés fondamentaux inscrits aux articles 1 à 9 :

« La démarche à suivre est bien définie et largement confirmée par les tribunaux. La Cour suprême a ainsi établi que « pour se prévaloir de l’article 9.1, le gouvernement doit démontrer que la loi restrictive n’est ni irrationnelle ni arbitraire et que les moyens choisis sont proportionnés au but visé. »[9]

Dans le projet de loi n° 28, la définition des informations concernées par l’obligation de donner accès, soit « à tout document ou à tout renseignement […] nécessaire pour la protection de la santé de la population en lien avec la pandémie de la COVID-19 », pourrait ne pas être suffisamment précise pour satisfaire au critère de proportionnalité de l’atteinte minimale. La Cour suprême du Canada a en effet indiqué qu’une disposition imprécise pouvait, de ce fait, avoir une portée excessive et, par conséquent, contrevenir à la clause de justification[10].

Par ailleurs, l’article 4 du projet de loi n° 28 pourrait contrevenir au droit à la protection contre les saisies, les perquisitions ou les fouilles abusives[11]. En effet, cet article suspendrait le droit au respect du secret professionnel. Or comme la Cour suprême l’indique :

« […]

[L]orsqu’une loi permet de faire quelque chose qui risque de porter atteinte au droit à la confidentialité qui découle du secret professionnel, « la décision de le faire et le choix des modalités d’exercice de ce pouvoir doivent être déterminés en regard d’un souci de n’y porter atteinte que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante ».

Partant, une disposition législative ne peut permettre à l’État d’avoir accès à une information normalement protégée en supprimant le secret professionnel au-delà de la mesure dans laquelle la suppression est absolument nécessaire pour atteindre les objectifs de la loi. Dans le cas contraire, la saisie effectuée est abusive et viole l’art. 8 de la Charte [canadienne]. Cette règle évite que l’État s’autorise impunément d’une intention claire de créer par voie législative une exception au secret professionnel pour avoir accès à des documents normalement privilégiés alors que l’accès aux informations ne facilite les opérations de l’État que de façon minimale. »[12]

Cette décision traite du privilège générique de common law concernant le secret professionnel du notaire et de l’avocat et non du droit au respect du secret professionnel tel que garanti par la Charte. Ses conclusions trouvent cependant application au Québec.

On peut mettre en doute le fait que le libellé très large de l’article 4 du projet de loi n° 28 satisfasse au critère de « la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées » exposée dans l’arrêt de la Cour suprême.

En raison des atteintes potentielles au droit au respect de sa vie privée et au droit à la protection contre les saisies, les fouilles ou les perquisitions abusives, il apparaît donc nécessaire de mieux circonscrire les documents et renseignements dont le gouvernement ou le ministre peut exiger la communication en vertu de l’article 4.

Par ailleurs, parmi les arrêtés adoptés le 31 mars, deux prévoient la suspension de certaines dispositions des conventions collectives liant les centres de services scolaires ou les commissions scolaires et les syndicats[13] d’une part et celles applicables au secteur de la santé et des services sociaux[14] d’autre part. Ces arrêtés permettent donc de décider unilatéralement des conditions de travail de certain.e.s employé.e.s de l’État. Les dispositions modifiées portent notamment sur les libérations syndicales, congés incluant les vacances, mouvements de personnel, horaires de travail, aménagements du temps de travail et ce, pour permettre à l’employeur de répondre aux besoins de la population[15]. Les décrets prévoient une obligation de consulter les syndicats concernés à l’égard d’un nombre limité de mesures et si la situation n’est pas trop urgente[16].

Ces arrêtés sont susceptibles de contrevenir à la liberté d’association[17]. En effet, la jurisprudence des dernières années est à l’effet que la liberté d’association implique notamment des obligations de consultation et de négociation de bonne foi de la part des parties[18]. Définissant les principes d’interprétation applicables, la Cour d’appel indiquait plus tôt cette année :

« […] l’al. 2d) [de la Charte canadienne] protège le droit des salariés de prendre part à un processus véritable de négociation collective ;

ce processus véritable comprend le droit des salariés de se regrouper en vue d’atteindre des objectifs liés au travail, de faire des représentations collectives à leur employeur et de les voir prises en compte de bonne foi, ce qui comprend l’accès à une voie de recours efficace pour le cas où l’employeur ne négocierait pas de bonne foi ;

un processus de négociation collective ne peut être véritable lorsque les salariés n’ont pas la liberté de choix et l’indépendance voulues pour décider de leurs intérêts collectifs et les poursuivre ;

[…] ».[19]

Des mesures qui font l’impasse des conditions de travail négociées dans des conventions collectives et qui sont qui sont imposées sans que les travailleur.se.s aient l’occasion de faire des représentations sont donc susceptibles de contrevenir à la liberté d’association telle que garantie par la Charte.

En outre, ces conditions de travail pourraient contrevenir au droit à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité[20].

En effet, les arrêtés permettent de prolonger la prestation de travail des personnes concernées. Or, la jurisprudence reconnaît qu’un nombre d’heures de travail excessif est susceptible de compromettre la sécurité des travailleur.se.s[21] comme celle des patient.e.s[22].

En raison de l’atteinte potentielle à la liberté d’association, les mesures sanitaires permettant d’imposer unilatéralement des conditions de travail devraient faire l’objet d’une analyse en vue de vérifier qu’elles sont toujours justifiées.

De fait, si la santé publique en général[23] et la protection contre les épidémies[24] en particulier sont reconnues par les tribunaux comme justifications des atteintes aux droits et libertés garantis aux articles 1 à 9 de la Charte au sens de son article 9.1, les mesures attentatoires aux droits de la personne devraient cependant être limitées dans le temps et être révoquées quand elles ne satisfont plus aux critères de justification.

En l’espèce, le caractère d’urgence qui pourrait concourir à justifier l’existence d’une atteinte aux droits et libertés de la personne n’apparaît plus être présent puisque le gouvernement estime approprié de lever la déclaration d’urgence sanitaire.

En outre, en fixant une date précise d’expiration des décrets et arrêtés, soit le 31 décembre 2022, le gouvernement présume que les mesures qui s’y trouvent seront nécessaires et par conséquent justifiées, jusqu’à cette date.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments distingués.


Le Président,

Philippe-André Tessier


c.c.
M. Christian Dubé
Ministre de la Santé et des Services sociaux
ministre@msss.gouv.qc.ca

Mme Mériem Lahouiou
Secrétaire de la Commission de la santé et des services sociaux
csss@assnat.qc.ca


[1] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12 (ci-après « Charte »).

[2] Projet de loi n° 28, art. 2.

[3] Projet de loi n° 28, art. 6.

[4] Arrêté 2022-026 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, [Non publié], [En ligne]. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM-2022-026.pdf?1648745736 ; Arrêté 2022-027 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, [Non publié], [En ligne]. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM-2022-027.pdf?1648745736 ; Arrêté 2022-028 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, [Non publié], [En ligne]. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM-2022-028.pdf?1648745735 ; Arrêté 2022-029 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, [Non publié], [En ligne]. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM-2022-029.pdf?1648745736 ; Arrêté 2022-030 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, [Non publié], [En ligne]. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM-2022-030.pdf?1648760032.

[5] Lettre du 24 février 2021 adressée par le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la personne au leader parlementaire du gouvernement et ministre de la Réforme parlementaire ayant pour objet la réforme parlementaire et les délais accordés pour la préparation des comparutions dans le cadre des consultations particulières.

[6] Charte, art. 71, al. 2 (6°).

[7] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S -2.2, art, 123, al. 1 (3).

[8] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale sur le projet de loi n° 64, Loi modernisant les dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels, (Cat. 2.412.42.8), 2020, p. 41 (renvoi omis), [En ligne]. https://cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/memoire_PL64_renseignements-personnels.pdf

[9] Id., p. 42.

[10] R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 RCS 606, p.625 et 626 citant Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 RCS 892. Ces décisions reposent sur l’article 1er de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]. Ces interprétations sont transposables à l’article 9.1 de la Charte : Ford c. Québec (PG), [1988] 2 RCS 712 ; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 RCS 844.

[11] Charte, art. 24.1.

[12] Canada (PG) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, par. 80-81. Cette décision a été rendue en vertu de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés qui a la même portée que l’article 24.1 de la Charte : Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash ; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Sélection Milton, [1994] 2 RCS 406.

[13] Arrêté 2022-026 du ministre de la Santé et des services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, préc., note 4.

[14] Id.

[15] Id. ; Arrêté 2022-030 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, préc., note 4.

[16] Arrêté 2022-026 du ministre de la Santé et des Services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, préc., note 4, al. 3 ; Arrêté 2022-030 du ministre de la Santé et des services sociaux du 31 mars 2022 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de COVID-19, préc., note 4al. 5.

[17] Charte, art. 3.

[18] Voir British Columbia Teachers’ Federation c. Colombie-Britannique, 2016 CSC 49 dans laquelle la majorité adopte l’opinion dissidente du juge Donald dans British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia, 2015 BCCA 184.

[19] Association des cadres de la Société des Casinos du Québec c. Société des casinos du Québec, 2022 QCCA 180, par. 11.

[20] Charte, art. 46.

[21] Centre universitaire de santé McGill et Association des résidents de McGill (grief syndical), 2011 CanLII 102760 (QC SAT).

[22] Caron c. Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ) (Centre hospitalier de l’Université Laval (CHUL)), 2006 QCCS 3293.

[23] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bertrand, 2001 CanLII 20840 (QC TDP), par. 74.

[24] Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), 2 R.C.S. 486, par. 85 réitéré dans Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 99 et dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1.