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23 avril 2025Lettres et allocutions

Allocution | Projet de loi 94 sur la laïcité dans le milieu de l'éducation

Voici les notes d'allocution du président de la Commission des droits, Philippe-André Tessier, et de la vice-présidente de la Commission des droits et responsable du mandat Charte, Myrlande Pierre, lors de leur passage en commission parlementaire sur le projet de loi 94 sur la laïcité dans le milieu de l'éducation, le 23 avril 2025. [La version lue fait foi]

[Philippe-André Tessier]

Bonjour,

Merci de votre invitation. Je suis accompagné de mes collègues Myrlande Pierre, vice-présidente responsable du mandat Charte, Geneviève St-Laurent, conseillère juridique et Jean-Sébastien Imbeault, chercheur. 

Le projet de loi 94 interpelle la Commission des droits à bien des égards, d’abord parce qu’il concerne les droits des enfants en milieu scolaire, ainsi que les droits des membres du personnel de l’école. Nous l’avons analysé en lien avec la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, comme le veut notre mandat. Je vais vous présenter les grandes lignes de notre mémoire que je vous invite à lire pour prendre connaissance de nos 9 recommandations. Notez que le mémoire a été produit dans de courts délais, donc nous n’avons pas pu analyser tous les éléments du projet de loi, dont les nouvelles mesures sur la langue.

Nous allons donc insister dans cette présentation sur certains points qui nous apparaissent comme les plus importants de la perspective de la Commission. 

Au cours des dernières années, la Commission s’est prononcée en faveur de l’affirmation de la laïcité dans une loi qui soit arrimée aux droits et libertés énoncés dans la Charte. 

Une telle laïcité constitue une composante centrale d’une société démocratique et diversifiée devant favoriser une cohabitation harmonieuse, fondée notamment sur un partage des valeurs démocratiques et de la langue publique commune qu’est le français. 

La Commission soutient plusieurs des objectifs du projet de loi 94 qui peuvent être compatibles avec le cadre de la Charte et avec les droits de l’enfant, dans la mesure où les moyens choisis sont adaptés aux enjeux réels. La Charte offre d’ailleurs des outils incontournables pour assurer le bien-être, la protection et la sécurité des élèves. De même, la garantie du caractère laïque des institutions d’enseignement publiques nécessite le respect du droit à l’égalité et de la liberté de conscience et de religion, qui sont deux des principes de la laïcité. 

Le projet de loi 94 pose cependant problème pour plusieurs raisons. Si je devais résumer notre analyse en une phrase, je dirais que certains des moyens choisis pour atteindre les objectifs du projet de loi paraissent disproportionnés ou inadéquatement formulés pour répondre aux problèmes concrets et importants auxquels le projet de loi entend répondre.

[Myrlande Pierre]

Nous avons pris connaissance des enjeux soulevés dans certaines écoles au Québec et nous avons analysé avec attention les rapports produits dans le contexte. D’emblée, nous déplorons le « climat toxique » au sein de l’école Bedford qui a perduré pendant plus de 7 ans, et ce, au détriment du développement, du bien-être et des droits des élèves. Nous avons également pris connaissance du rapport portant sur 17 écoles et des possibles enjeux affectant notamment les enfants.

Nous croyons cependant qu’un portrait plus complet aurait permis d’apporter des propositions mieux ciblées, à la fois par rapport aux enjeux réels qui se posent et par rapport au cadre des droits et libertés à respecter. 

En se basant largement sur le rapport portant sur un échantillon restreint de 17 écoles et en généralisant les constats à l’ensemble des écoles du Québec, le législateur a plutôt opté d’introduire dans la Loi des interdictions de type « mur à mur ». Ces interdictions entraîneront des conséquences sur l’exercice des droits et libertés de la personne, notamment pour les élèves. Pourtant, les enjeux identifiés à l’école Bedford et dans les 17 autres écoles pourraient être résolus avec le cadre légal existant. Certaines bonifications à ce cadre, relatives à l’ajout d’un code d’éthique et de déontologie ou à un meilleur encadrement des pratiques pédagogiques, par exemple, sont néanmoins à souligner. 

Le projet de loi réduit la portée des droits des enfants et du personnel dont la pratique religieuse minoritaire implique par exemple un ou deux congés à l’extérieur du calendrier civil. De plus, le projet de loi crée de nouvelles barrières discriminatoires à l’emploi, que ce soit à l’embauche ou à la promotion, en interdisant le port de signes religieux pour l’ensemble du personnel de l’école. Pourtant des pistes de solutions plus proportionnées auraient pu être mises de l’avant, par exemple en accentuant la responsabilisation des décideurs du milieu scolaire. 

Ces enjeux soulevés dans les rapports exposent probablement davantage des besoins en matière de compréhension et d’application de l’accommodement raisonnable et de la Loi sur la laïcité de l’État. De là, la nécessité d’offrir des formations et un accompagnement auprès de la direction et du personnel des écoles. Ces solutions permettraient de mieux répondre à la singularité des questions qui se posent dans les milieux. 

La Commission se désole du recours large, sans nuances et sans justification à la disposition de dérogation de la Charte, particulièrement dans la mesure où le projet de loi poursuit des objectifs qui sont compatibles avec celle-ci.  On ne devrait avoir recours à la clause dérogatoire que lorsqu’il est strictement nécessaire de le faire et pour protéger davantage les droits des personnes. 

À cet effet, la Commission s’étonne tout particulièrement que le projet de loi propose de déroger au droit à l’égalité, alors même que plusieurs de ses dispositions visent justement à protéger l’égalité entre les femmes et les hommes et à lutter contre l’intimidation fondée par exemple sur le racisme ou l’homophobie. 

Il est également surprenant que des dispositions du projet de loi, relatives entre autres à l’encadrement des interventions pédagogiques, à la mission de l’école ou aux pouvoirs des directeurs fassent l’objet d’une dérogation, alors que rien dans ces dispositions ne semble porter atteinte aux droits et libertés. 

Une meilleure prise en compte de la Charte, tant dans la rédaction du projet de loi que dans sa mise en œuvre permettraient d’atteindre ces objectifs de manière plus concluante. 

Compte tenu de ces constats, la Commission exhorte le gouvernement de ne pas introduire de dérogation à la Charte dans le cadre du projet de loi.  Si le législateur entend malgré tout déroger à certaines dispositions de celle-ci, la Commission recommande de mieux cibler les articles du projet de loi qu’il souhaite soustraire à l’application de la Charte et de préciser à quels droits ou libertés on souhaite spécifiquement déroger.

[Philippe-André Tessier]

Pour protéger les droits des élèves, il n’est pas nécessaire de les empêcher d’être témoin de toute manifestation liée à l’expression des croyances religieuses, par exemple celles que peuvent manifester sur une base individuelle les membres du personnel. Parallèlement, sur la base de l’argument de laïcité, il ne faudrait pas retirer à l’école tous les moyens dont elle dispose pour informer et sensibiliser les élèves au sujet du fait religieux et ainsi contribuer à l’acceptation et à la tolérance dans la société. 

En outre, les problèmes auxquels le projet de loi cherche à répondre sont avant tout liés à des abus d’autorité, à de graves lacunes pédagogiques de certains enseignants, et à des mécanismes de contrôle administratif qui ont été insuffisamment ou mal utilisés. 

La laïcité est une caractéristique de l’État qui s’incarne d’abord dans les structures institutionnelles, dans ses normes et pratiques. L’école québécoise n’a pas pour objectif de nier les différences religieuses des élèves -leur croyance, leur incroyance ou leur indifférence -, mais d’accueillir ce fait, dans les limites du raisonnable, à l’intérieur de l’école et de s’assurer que les intérêts primordiaux de l’enfant soient garantis. 

De plus, il serait faux de prétendre que le sexisme, l’homophobie ou la transphobie, pour ne prendre que ces exemples, sont le seul fait de croyances religieuses. Ces phénomènes, tout comme l’opposition au programme d’éducation à la sexualité existent en dehors des croyances religieuses, par exemple dans le courant masculiniste. 

Le projet de loi prévoit l’interdiction de toute conduite motivée par des considérations religieuses, un ajout qui parait mal adapté. En effet, cette interdiction semble traduire certains préjugés à l’endroit des croyances religieuses, qui seraient forcément contraires au bien commun et dont il faudrait se méfier. D’autre part, elle pourrait détourner l’attention de comportements qui, sans être motivés par des convictions religieuses, seraient nuisibles aux élèves ou au personnel, comme le révèle le conflit d’ordre idéologique ayant sévi à l’école Bedford. 

La Commission recommande donc de remplacer « être exempte de considérations religieuses », par des expressions exigeant que la conduite soit « neutre » et précisant que la personne « doit agir de manière à favoriser le développement de tous les élèves » afin de mieux répondre aux enjeux identifiés.

Rappelons par ailleurs que la liberté de religion ne doit pas être appréhendée comme un absolu. La possibilité des individus d’agir selon leurs croyances a d’ailleurs été restreinte, dans le passé, en fonction de diverses considérations relatives aux droits d’autrui. Par exemple, le meilleur intérêt de l’enfant a contrebalancé la liberté de religion des parents dans le cas d’un refus de transfusion sanguine et la sécurité des autres élèves est venue restreindre les conditions du port d’un signe religieux par un jeune sikh. 

De l’avis de la Commission, les interdictions dans le projet de loi risquent d’être perçues comme une forme de durcissement non justifié, ce qui pourrait renforcer la polarisation dans la société. 

Dans une société diversifiée comme le Québec, certaines demandes relatives à la liberté de religion peuvent être plus difficiles à traiter et, pour cette raison, plus susceptibles de susciter la controverse. Le milieu scolaire peut rencontrer des difficultés dans la mise en place de mesures respectueuses à la fois de la neutralité des institutions et du respect de la diversité religieuse. Nous ne le nions pas. 

La voie de la solution unique, de l’approche « mur à mur » peut être tentante. Toutefois, une telle approche ne règlera pas les défis quotidiens du vivre-ensemble au sein du milieu de vie que constitue l’école. Or, pour faire face à ces défis, il semble que la sensibilisation, l’accompagnement des acteurs scolaires, l’éducation aux droits et aux mécanismes d’accommodement raisonnable et de la contrainte excessive, par exemple, sont essentiels.  

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