Lettre | Enjeux posés par le système Projet Intégration Jeunesse (PIJ) dans certaines enquêtes
Le 12 août 2025
Monsieur Lionel Carmant
Ministre responsable des services sociaux
Ministère de la Santé et des Services sociaux
Édifice Catherine-De Longpré
1075, chemin Sainte-Foy, 15e étage
Québec (Québec) G1S 2M1
ministre.responsable@msss.gouv.qc.ca
Objet : Enjeux posés par le système Projet Intégration Jeunesse (PIJ) dans certaines enquêtes mettant en cause le Conseil régional Cri de Santé et de Services sociaux de la Baie-James (CCSSSBJ)
Monsieur le Ministre,
Par la présente, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse souhaite attirer votre attention sur certains enjeux relatifs à l’utilisation du système PIJ qui ont été invoqué par le CCSSSBJ. Ce système est un outil clinique essentiel qui permet de colliger les renseignements et les informations concernant les services offerts aux jeunes en difficulté et à leur famille. Les données tirées de celui-ci sont par ailleurs utilisées dans le cadre d’une multitude de projets de recherche, qui permettent notamment de connaître les besoins des enfants, de mieux cibler les actions à leur égard et d’en évaluer l’efficacité1.
Or, des enquêtes récemment réalisées par la Commission sur le territoire relevant du CCSSSBJ, on mis en lumière que les suivis au PIJ présentaient parfois des lacunes2. La Commission a ainsi établi que les suivis documentés auprès de la famille sont peu fréquents et que le CCSSSBJ n’est pas en mesure de fournir les dates exactes des suivis sociaux auprès de l’enfant et des parents.
En effet, dans le cadre d’une enquête, la Commission a conclu à des apparences de lésions de droits de deux enfants d’âge scolaire puisque la tenue de dossier dans le système PIJ était déficiente et ne permettait pas de dresser un portrait des suivis et des interventions réalisés. En effet, il a été impossible en enquête d’identifier le nombre de rencontres, les visites dans le milieu des enfants et l’absence d’actions concrètes pour aider la famille à mettre fin à la situation de mise en danger.
Le CCSSSBJ admet que l’ajout des suivis d’activités dans le système PIJ demeure un défi pour plusieurs personnes intervenantes. Le CCSSSBJ explique ces difficultés notamment par le fait que le PIJ est uniquement en français et que cela rend son utilisation difficile, particulièrement pour des personnes dont le français est la troisième langue, voire pour des personnes qui sont unilingues anglophones, ce qui est le cas de la majorité des membres de son personnel.
Au cours des dernières années, la Commission a pu constater la volonté du gouvernement du Québec de s’assurer que les services offerts aux Premières Nations et Inuit, notamment en protection de la jeunesse, soient davantage respectueux du contexte et des réalités de celles-ci. Cette volonté se reflète par exemple dans le nouveau considérant ajouté au préambule de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) qui se lit comme suit :
« CONSIDÉRANT que l’intervention auprès d’un enfant autochtone doit être réalisée en tenant compte des circonstances et des caractéristiques de sa communauté ou d’un autre milieu dans lequel il vit de manière à respecter son droit à l’égalité et à favoriser la continuité culturelle ».
La Loi instaurant l’approche de sécurisation culturelle au sein du réseau de la santé et des services sociaux enjoint, quant à elle, à « mettre en œuvre un ensemble de pratiques qui visent à assurer, pour les membres des Premières Nations et pour les Inuit, un accès équitable et sans discrimination aux soins de santé et aux services sociaux »3. Une telle approche « implique de tenir compte de leurs réalités culturelles, linguistiques et historiques dans l’organisation des soins et des services et dans toute interaction avec eux »4.
La Commission comprend qu’en tant qu’organisme de l’Administration5 au sens de la Charte de la langue française (CLF), le CCSSSBJ est soumis à un devoir d’exemplarité dans l’utilisation de la langue française6. Sans viser précisément la langue des outils de travail utilisés par les personnes intervenantes, certaines exceptions sont toutefois prévues par la loi et permettent notamment l’usage d’une langue autre que le français pour la prestation de services à des personnes autochtones7.
Compte tenu des conséquences sur les droits des enfants autochtones qui découlent des problèmes d’utilisation du PIJ au sein du CCSSSBJ, nous souhaitons attirer l’attention du gouvernement sur les difficultés rencontrées concrètement sur le terrain dans la mise en œuvre de ces différentes lois.
Cette problématique n’est pas nouvelle. En effet, dans une enquête touchant des interventions réalisées par le CCSSSBJ en 2021 et 2022 en regard de la situation de 3 enfants d’âge scolaire, ce dernier invoquait également que l’application PIJ est un outil que son personnel en intervention a de la difficulté à manipuler puisqu’il est en français, qu’il serait difficile de s’y adapter et que l’entrée des notes de suivi demeurerait un défi pour plusieurs d’entre eux.
Par ailleurs, la Commission des droits n’est pas la seule à constater cette situation. En effet, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès, a déjà identifié que des efforts particuliers devaient être faits pour faciliter l’accès des communautés autochtones au PIJ8. En 2023, le Protecteur du citoyen, dans son premier rapport de suivi, constatait l’absence de plan de travail global pour rendre les différents systèmes accessibles à l’ensemble des communautés, ce qui ne permet pas d’établir un portrait juste de l’état d’avancement des travaux9.
Conséquemment, compte tenu de ce qui précède, considérant la récurrence de la problématique et conformément aux pouvoirs et responsabilités prévus par l’article 23 e) de la LPJ, nous vous recommandons de vous assurer que les enjeux identifiés par le CCSSSBJ, en lien avec la sous-utilisation du PIJ par ses intervenantes et intervenants, soient corrigés et que les enfants qui sont sous sa responsabilité puissent recevoir les services auxquels ils ont droit suivant les modalités prévues notamment dans la Loi sur la protection de la jeunesse et dans la Loi instaurant l’approche de sécurisation culturelle au sein du réseau de la santé et des services sociaux.
Nous vous demandons également d’informer la Commission des démarches mises en œuvre à cette fin dans les trois mois suivant la réception de la présente.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de nos sentiments distingués.
Stéphanie Gareau
Vice-présidente, responsable du mandat Jeunesse
1 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Mémoire à la Commission de la santé et des services sociaux de l’Assemblée nationale - Projet de loi n° 37, Loi sur le commissaire au bien-être et aux droits des enfants, 2024, aux pp 27-30.
2 Enquête individuelle en droits de la jeunesse - Nord-du-Québec (mai 2025) | Publications | CDPDJ
3 Loi instaurant l’approche de sécurisation culturelle au sein du réseau de la santé et des services sociaux, art. 1.
4 Id. Nos soulignés.
5 Charte de la langue française, Annexe 1 A) 5° a) ii.
6 Id., art. 13.1. et suivants.
7 Voir notamment l’art. 22.3 de la CLF qui prévoit qu’un organisme de l’Administration peut déroger à l’exigence d’exemplarité lorsqu’il utilise, en plus du français, une autre langue alors que la santé est en jeu ou lorsqu’il s’agit de fournir des services aux organismes autochtones, par exemple.
8 Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics: écoute, réconciliation et : rapport final, 2019, à la p.444
9 Protecteur du citoyen, Premier rapport de suivi de la Commission Viens – Appréciation de la mise en œuvre des 142 appels à l’action de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès, 2023, à la p. 141
Lien connexe :
Enquête individuelle en droits de la jeunesse - Nord-du-Québec (mai 2025)